LES MISÉRABLES DE VICTOR HUGO, PROLOGUE DE LA COMMUNE

Il sera difficile, d'ici à longtemps, de parler des Châtiments avec justesse et mesure. Telles sont les inépuisables rancunes amassées dans nos coeurs contre l'homme provoqué par M. Hugo en un duel à mort, qu'on pardonne presque à Pindare-Archiloque d'avoir frappé à côté et enveloppé dans ses furieuses invectives les causes les plus saintes et les noms les plus vénérés.
Nous sommes plus à l'aise avec les Misérables, gigantesque arsenal qui aurait droit à ce sous-titre: Ou le Prologue de la Commune. Là, pas un chapitre qui- ne soit une préface d'insurrection, pas une page qui ne puisse tapisser une barricade, pas un personnage sur lequel n'aient pu se mouler les orateurs, les chefs et les exécuteurs communistes.
C'est Javert dont les meurtrieront mérité de trôner à l'hôtel de ville. C'est Gavroche( * Gavroche ; gamin, voyou.) qui a inondé de pétrole les sous-sols et les caves. C'est Jean Valjean dont l'ample redingote à la propriétaire, boutonnée sur sa camisole de forçat, renfermait dans ces larges poches le trousseau de clefs destiné à ouvrir à tous les repris de justice les portes de toutes les prisons. C'est Éponine, la fille des rues, ou Fantine, la courtisane angélique, qui s'est faite l'amazone de ces hideuses et sanglantes saturnales. Ainsi de suite. Il y a. dans les Misérables, un détail, une lame à deux tranchants, qui pénètre plus avant encore dans les bas fonds de cette guerre sociale. Tout le long de son récit, l'auteur nous montre concurremment, et comme sur deux lignes parallèles, –une bande de malfaiteurs et d'escarpes(1), Thénardier, Brujon, Montparnasse, Gueulemer, etc., et un groupe de républicains émeutiers, Enjolras, Bahorel, Courfeyrac, Combeferre, Prouvaire, etc. En apparence, rien n'était négligé pour maintenir ou exagérer les distances.
Les premiers étaient des scélérats, les seconds des éraphins. Mais comme d'une part l'auteur prenait plaisir à nous enseigner, dans toutes ses finesses, la langue de ces bandits, à nous passionner pour leur évasion, à nous faire vivre de plain-pied avec le drame dont ils sont les héros; comme de l'autre, il nous montrait le séraphique Enjolras et ses compagnons agissant exactement comme auraient agi à leur place Assi, Mégy, Flourens, Grousset et Billioray, il arrive fatalement que les deux lignes finissent par se rejoindre, et que les professeurs de barricades n'ont plus rien qui les distingue des praticiens de l'assassinat. L'assimilation est complète, sinon dans l'intention de M. Hugo, du moins dans l'effet de son livre. Patience! Elle se retrouvera neuf ans plus tard, en écharpe rouge, sur les dalles de la place Vendôme ou sur le seuil de la Roquette. Le roman des Misérables sera pour la Commune ce que l'Histoire des Girondins a #233;té pour la révolution de février.
Aprésent, s'il est vrai, commenous ne pouvons l'oublier, que ce gros livre, effrayant dans sa fausse bonhomie, ait
Il Escarpe,voleur qui va jusqu'à l'assassinat pour en arriver à ses fins. Escarper,écharper,tuer, assassiner, argot des voleurs. eu ses admirateurs fanatiques, son annéewle succès, ses panégyristes attitrés, ses sbires prêts à faire feu sur les récalcitrants et les tièdes, et qu'il ait augmenté d'un demimillion la fortune du pauvre poète, à qui s'en prendre?
Assurément, ce ne sont pas les prolétaires, les affamés, les vagabonds, les habitués des carrières d'Amérique et de l'éléphant de la Bastille, qui ont payé trois louis le plaisir de
s'apitoyer sur les malheurs de Jean Valjean et les chagrins de Cosette. C'est vous, c'est moi, ce sont tous les bourgeois spirituels, tous les Parisiens lettrés que nous rencontrions, en mai 1862, portant fièrement,sous le bras un de ces volumes sournoisement incendiaires. Jamais, non jamais société plus intelligente, critique mieux avisée, ne fournirent plus bénévolement des armes à leurs ennemis, ne se rêtèrent plus complaisamment au marteau de leurs démolisseurs*)
A. DEPONTMARTIN.